La coopétition ou pourquoi collaborer avec ses concurrents

Premiers auteurs à développer sur la notion de «coopétition», Barry Nalebuff et Adam Brandenburger (1996) ont utilisé ce néologisme pour associer l’idée de coopération à celle de compétition. Ce ne sont pas les premiers à suggérer que des alliances entre des concurrents puissent constituer un bon moyen d’accroître certains avantages communs; avant eux, Raymond Aron (1962) a décrit à l’ère nucléaire, comment les grandes puissances, «malgré leur rivalité, avaient intérêt à coopérer pour conforter l’ordre établi et empêcher l’émergence de puissances concurrentes» (source).
Le paradoxe de la coopétition en matière de management, révèle toute la question de l’alternance entre les stratégies de coopération et celles qui maintiennent la concurrence. Quand s’affronter? Quand s’entendre? Voilà de bien grandes questions…
À la section 1.2.1 de cet article de Estelle Pellegrin-Boucher, on découvre que la capacité de coordonner l’échange de savoir avec les concurrents est une source importante d’avantages dans un marché. Cet extrait concernant les réseaux sociaux et le savoir dit «tacite» (on pourrait dire «sous-entendu») me paraît hyper pertinent:

«Ainsi, les relations sociales représentent une des sources les plus importantes d’information, non seulement dans la diffusion de processus d’innovation (Czepiel, 1974), mais aussi dans le domaine de développement de nouveaux processus et produits. Par exemple, l’une des forces de la Silicon Valley est d’être encastrée dans des réseaux informels de relations qui élargissent les limites des firmes, et facilitent l’échange d’information (Rogers, 1982; Castilla et al, 2000). Le savoir tacite (Polanyi, 1967), en particulier, est difficile à échanger en dehors d’une interaction sociale et de relations informelles, alors qu’il constitue une source très importante de savoir interfirmes et un avantage concurrentiel décisif dans l’économie de la connaissance. Le savoir tacite est en effet profondément ancré dans l’expérience personnelle des individus, et peut difficilement être codé en des termes explicites (Nonaka, 1994). Les mécanismes formels semblent incapables de transférer ce type de savoir d’une firme à une autre. De plus, le savoir tacite est plus facile à transmettre si le fournisseur d’information et le récepteur partagent des expériences similaires et redondantes dans des sphères qui se recoupent, car dans les relations informelles d’échange, celui qui reçoit l’information doit avoir la capacité d’absorption nécessaire pour comprendre le fournisseur d’informations (Cohen and Levinthal, 1990, Nonaka, 1994). Ainsi, à travers l’interaction sociale, les organisations ont de nouvelles opportunités pour partager leurs ressources et leurs idées, et accroissent l’échange de savoir interorganisationnel.»

Je m’intéresse à la notion de coopétition depuis un bon bout de temps. J’ai d’abord écrit ce texte à quatre mains en compagnie d’une personne qui travaille dans le même secteur d’intervention que le mien et dernièrement, j’ai appliqué ce même concept au domaine du journalisme et des blogues qui me paraissent devoir davantage cheminer sur cette voie de l’interdépendance. Ce qui me frappe de plus en plus dans l’exercice d’échanger et de partager avec des individus/entreprises/institutions avec lequel je serais «en concurrence», réside dans la résistance silencieuse de ceux qui croient spontanément qu’il y aurait anguille sous roche. Cette idée que des concurrents puissent coopérer et en retirer chacun un bénéfice rend méfiant une partie des gens que je rencontre; on dirait qu’ils cherchent l’arnaque. J’essaie de voir ce qui dans mon attitude ou mes comportements pourraient entretenir cette méfiance; je ne souhaite pas compromettre les pratiques coopétitives qui se multiplient depuis quelques années et quelques échos me parviennent à l’effet que entretenir des liens avec un concurrent, c’est «collaborer avec l’ennemi» et donc, se tirer une balle dans le pied. Je ne règle rien si je ne fais que dire que cela témoigne d’une vieille mentalité.

Je cherche de mon côté parce que j’ai potentiellement «un meilleur contrôle» sur ce que je fais que par rapport à ce que font les autres. Je me dis qu’en nommant plus explicitement les avantages de la coopétition, je pourrais peut-être transcender les barrières qui empêchent d’aller plus loin dans le partage et l’échange.

Il me semble que ce bénéfice de se trouver «mieux informé» est en soi un très grand avantage, mais il y en a d’autres, c’est certain:

  • La coopétition devient souvent une nouvelle forme de «compétition transparente» qui éloigne des concurrents de la mentalité où la fin justifie les moyens. En étant le plus ouvert possible, ne permet-on pas au secteur de notre activité de s’améliorer et de générer davantage de besoins qui pourront «faire vivre» davantage de personnes/entreprises dans cedit secteur?
  • Le développement d’une certaine «intelligence collective» peut profiter à tous puisque dans la mentalité des coopétiteurs, nous sommes bien plus que la somme de nos parties. Ce sont les liens que nous tissons entre nous qui rendent notre secteur d’activité meilleur. Dans cette optique, il y en a davantage pour tout le monde, il me semble…
  • Que dire de cette capacité des coopétiteurs de travailler dans le sens de l’émergence de communautés de pratiques qui fera «avancer» les connaissances d’un secteur bien davantage qu’en retenant l’information, espérant profiter d’un avantage à court terme, mais diminuant ainsi la capacité du groupe de faire progresser davantage le secteur dans lequel on oeuvre au profit d’un autre secteur plus ouvert au partage.

J’ai le privilège cet automne d’être invité à prononcer des conférences devant des publics qui sortent du strict cadre scolaire et c’est pour moi une excellente occasion d’apprendre de ces gens. Je n’ai aucune envie de m’éloigner «du scolaire», mais je dois reconnaître que l’augmentation de la portion de mon temps passée dans le secteur public (vs le privé) m’a fait rencontrer des difficultés sur le plan du partage et de l’ouverture que je ne soupçonnais pas. En tant que directeur d’une école privée, j’avais une relation coopétitive avec les cadres des autres écoles privées et tout cela se vivait naturellement, sans trop de remise en question, la majorité du temps. Depuis deux ans, je travaille pour le MELS, des C.S. et des écoles publiques la majorité du temps et je suis souvent renversé des résistances que je rencontre. Je me surprends à penser que la conservation de son p’tit pouvoir est bien plus importante que l’avancement du secteur en général. Sans généraliser (il faut faire très attention de ce côté), de grands pans de l’appareil public auraient beaucoup à envier au privé de ce côté, plus habitué à s’adapter, à prendre des risques et à gérer une certaine vulnérabilité. Je ne me décourage pas… parce que je sens que ça avance, tout de même! Je rencontre des gens extraordinaire au MELS, dans les C.S. et les écoles qui me semblent conscients des pas à faire à ce niveau. Leurs comportements m’encouragent…

J’espère que mes incursions à la JIQ 2008 («Le Web participatif (2.0), outil pour mieux agir en communauté ou simple « buzzword »?») et à la Journée des communications gouvernementales 2008 («Le Web participatif : mariage forcé ou réelle opportunité?») contribueront à me faire découvrir ce que je peux faire de plus pour développer la coopétition au sein des organismes publics!

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7 Commentaires
  1. Photo du profil de GaelPLANTIN
    GaelPLANTIN 14 années Il y a

    Bonjour !
    Je m’intéresse au concept d’intelligence collective, mais je ne connaissais pas ce concept de coopétition.
    Je l’ai associé avec une de mes lectures portant sur « les 5 Elements fondamentaux de l’apprentissage cooperatif».
    Qu’en pensez-vous ?

  2. Photo du profil de Fadhilabrahimi
    Fadhilabrahimi 14 années Il y a

    Bravo pour cet excellent article!
    Pour ma part, j’ai abordé ce concept à ‘école militaire début des années 90. Tout comme « stratégie », « coopétition » est à mon sens un glissement des concepts militaires vers le civil et particulièrement l’entreprise.

  3. Photo du profil de IsabelleLopez
    IsabelleLopez 14 années Il y a

    Mario,
    Cet article est l’un des plus intéressants, des plus enthousiasmants que j’aie lu dernièrement.
    Merci!

  4. Photo du profil de GeoffroiGaron
    GeoffroiGaron 14 années Il y a

    Bonjour Mario,
    La coopétition est un concept auquel j’ai aussi réfléchi. J’y crois énormément pour permettre une évengélisation/développement plus large de nouvelles pratiques sociales, technologiques et commerciales, etc.
    Par exemple, je fais allusion ici à l’idée de départ des Yulbiz, que je voyais comme l’opportunité de partager et de créer des discours mobilisateurs pour faire entrer les organisations du Québec dans l’univers des blogues et du Web 2.0. Les quelques 15-20 consultants/experts en stratégies Internet auraient alors pu élargir la « tarte » des clients potentiels et ainsi ouvrir la porte à une multitude de nouvelles opportunités futures de mandats… C’est plutôt devenu une rencontre informelle (très intéressante!) de réseautage et de partage de réflexion. Après deux ans, Yulbiz devient une obnl et va tranquillement dans cette direction… Je le souhaite!
    Aujourd’hui, comme tu le sais, je suis entré dans ton univers, l’univers de l’éducation au Québec en travaillant à la Société GRICS. Je DÉCOUVRE un univers fascinant et complexe, vraiment complexe, autant que le système de santé québécois dans lequel j’ai fais ma maîtrise en communication. 😉
    Nous aurons très certainement à nous croiser très bientôt et tu peux me compter parmi ceux qui croient à la coopétition!

  5. Photo du profil de NicolasStreichenberger
    NicolasStreichenberger 11 années Il y a

    La coopétition est un modèle que j’ai opérationnellement développé pendant 10 ans dans l’industrie papetière :
    – production de nos marques dans les usines de nos concurrents…
    puis dans une 2eme phase :
    – la mise en commun de portefeuilles de produits concurrents pour les fonctions supply chain et commercialisation notamment dans le cadre de notre développement international.
    C’est un business model extrêmement efficace lorsque les mécanismes de cette coopétition et la répartition des charges a été anticipée de manière détaillée et consensuelle.

  6. […] gens qui fréquentent ce blogue savent que l’idée de la coopétition m’inspire depuis […]

  7. […] coopétition c’est en quelque sorte « l’art de coopérer avec ses […]

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